mardi 5 février 2013


Jeu d'écriture n° 6 - Incipit - Nell Gallo

LE CAMION AVANCE 


Le camion avance maintenant à belle allure. Erwé vient de prendre son tour de volant pour que je dorme un peu. Ma tête dodeline contre l'absence d'appui-tête, je ferme les yeux. Ils me tirent, à force d'avoir fixé le regard au-delà du pare-brise sale pour nous frayer un chemin.
Maintenant, la piste de terre desséchée, malgré ses ornières et nids-de-poule, fait l'effet d'une autoroute après les deux heures à travers sous-bois et fondrières. Nos reins moulus s'en souviendront longtemps. L'horizon est dégagé car on aborde la grande plaine qui descend en pente à peine perceptible jusqu'aux rives du Grand Fleuve.
Le Grand Fleuve ! Le premier depuis des centaines de kilomètres, pendant lesquels nous avons dû nous contenter de mares d'eau boueuse ou de puits presque à sec. Et pourtant, ce n'est pas pour les gerbes d'eau qu'il nous tarde d'y arriver, ni même pour nous griser de l'animation du caravansérail installé sur ses bords, d'où les crocodiles sont tenus à distance par l'activité humaine. A aucun moment, l'immensité n'a rendu pesante notre solitude à trois, tant la nature était dense autour de nous, et âpre aussi : il nous fallait attendre l'heure morte au seuil de la nuit, les quelques minutes où nos corps fatigués savouraient le duvet moelleux avant d'être happés tout crus par le sommeil, pour que le silence nocturne frémissant de vie n'émerveille nos sens et nos esprits.
Non, si l'impatience nous poigne pendant ces derniers kilomètres, c'est parce que nous touchons presque au but de toute cette longue expédition, préparée pendant des mois : vérifier que le Grand Fleuve est bien tel qu'en notre imagination, nourrie étape après étape des contes psalmodiés par Agoko à la veillée, des récits de voyage lus et relus ; et puis le consulter, tel un oracle, sur son propre avenir et celui de la vaste contrée qu'il irrigue.

Encore quelques heures et nous y serons. Sauf imprévu tout à fait improbable, maintenant que le plus dur est passé, nous dresserons avant la nuit notre campement avec vue.

Par chance, aucune avarie, aucune perte à déplorer dans notre matériel soigneusement sélectionné, étalonné et emballé, puis couvé tout au long du voyage. Avant d'installer les instruments - le lendemain au plus tôt- il nous faudra sacrifier, mais avec quel bonheur ! aux palabres d'usage avec le chef local, serrer toutes les mains, demander les autorisations selon le protocole aussi ancien que coutumier; et plus tard, dans la soirée, nous enivrer quelque peu lors de l'interminable banquet improvisé en un tournemain en notre honneur par ces âmes généreuses ; et enfin, au moment du coucher tant attendu, repousser délicatement les avances de la concubine gracieuse et parée, preuve d'hospitalité de notre hôte, qui s'offusquerait d'un refus.

Demain, à l'aube, j'irai te saluer, Grand Fleuve, avant de sonder tes entrailles pour, je l'espère, sauver ta majesté.

Jeu d'écriture n° 5 - Ecrire à partir d'une photo - 

Texte de Nell Gallo


- Eh, l'ami !

- …

- Eh, ça va ?

- Chuuuutt, j'écoute !

- ??
Tu écoutes ?
Et tu écoutes quoi ? (légèrement ironique) Le galop des Indiens qui vont descendre de la montagne ?
(Et se met à fredonner "Elle descend de la montagne  à cheval…")

- Non, ballot, les menus bruits. Ecoute, écoute….

Le quidam se résigne à subir une leçon de choses, mais quelque chose lui murmure qu'il a à y gagner, et il se tient coi.

- Tu vois, la neige parle, elle me soupire ses menus tracas, les crispations de ses flocons, les changements d'état de ses cristaux, les bestioles qui la creusent à petit bruit pour retrouver l'air libre. Et ces gros souliers qui la martyrisent, elle si pure, si blanche. Elle a peur de mourir, vois-tu.
Je la rassure en lui parlant des flocons qui tombent, qui vont la rendre dodue, forte de tout ce froid, tout ce blanc, tous ces bruits qu'elle absorbe. Je lui dis qu'elle engourdit les gens d'un silence moelleux qui les impressionne ; qu'ils ne l'écrasent que parce qu'ils n'ont pas le choix, qu'ils préféreraient la contempler, derrière leurs vitres, jusqu'à l'arrivée du printemps.
- Tu n'as besoin de rien, alors ? Tu n'as pas froid ? Tu sais, ce n'est pas du duvet d'oie, qui tombe.
- Non, ne t'inquiète pas pour moi.
- Tu es sûr que tu ne voudrais pas la contempler de derrière tes vitres, la neige ? Tu l'écrases, là, tu sais.
- Mais non, elle résiste. Elle me connaît, ce n'est pas le premier hiver que je l'écoute. Sous moi, elle fige ses cristaux juste ce qu'il faut pour rester moelleuse et en échange, ma couverture blanche la protège de ma chaleur.
- (A part soi : l'est pas banal, le bienheureux…)
- Allez, merci de ta sollicitude mais va, maintenant. J'ai une nuit blanche qui m'attend.

Quidam s'éloigne en marmonnant que décidément, on aura tout vu, mais au fond heureux de ce cadeau de Noël inattendu.